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« Devenir marin-pêcheur » : une série qui plonge dans l'intimité de jeunes apprentis
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Réalisatrice « de l'intime », Claire Perdrix a passé un an à suivre quatre apprentis marins-pêcheurs dans leur quotidien. En découle une série documentaire publiée sur France Télévisions qui reflète aussi bien les difficultés du métier que la construction « d'hommes en devenir ». Entretien.
Originaire de Madagascar, Claire Perdrix travaille depuis vingt ans dans le milieu de la télévision. Il y a quelques années, la réalisatrice a décidé de se consacrer au documentaire pour donner la parole aux « invisibles ». Pour sa nouvelle série, disponible gratuitement sur France Télévisions jusqu'au 14 mai et chaudement recommandée par le CIDJ, elle suit le quotidien d'Antonn, de Mathis, d’Ibrahima et de Tom, quatre apprentis marins-pêcheurs du centre de formation des Sables-d'Olonne (85).
- Comment est né le projet « Devenir marin-pêcheur » ?
Il y a trois ans, en plein covid, les réalisateurs de la boîte de production nantaise Les Nouveaux Jours m’ont contacté pour connaître mes futurs projets. À la maison, je côtoyais mon fils de 16 ans et je ne cessais de me dire que l’adolescence était « vraiment une période géniale de la vie ». Bien qu’en plein confinement, je ne pouvais ignorer ses difficultés à se projeter : il évoluait dans un monde sans école, sans perspective et bientôt, sans planète vivable. C’est dans ce contexte que l’équipe de Les Nouveaux Jours m’a parlé de « Devenir » (France Télévisions), un appel d’offres visant à la réalisation de séries documentaires autour de la formation. Filmer des marins-pêcheurs me plaisait, mais je ne voulais pas seulement parler de la profession. Ce qui m’intéressait, ce n'était pas tant leur perspective professionnelle que leur construction en tant qu’homme : « Comment devient-on quelqu’un ? ».
- Votre série documentaire s’ouvre sur un chiffre : « En France, un pêcheur sur deux est en âge de partir à la retraite ». Les jeunes redoutent-ils de voir leur métier disparaître ?
Certains ont la capacité de se projeter et comprennent que leur métier est en crise, à bout de souffle. D’autres raisonnent à court terme. Mais aucun n’a réellement conscience de la crise écologique. Ils n’en parlent que très peu à l’école et pas plus dans les centres de formation. Le sujet n'était non plus pas évoqué avec les patrons. Pour la série, j’ai souhaité filmer des pêches artisanales, un peu plus respectueuses de l’environnement.
- Ces apprentis ont à peine 16 ans et se trouvent déjà confrontés aux dangers de la mer et à la précarité du métier. Leur force de caractère vous a-t-elle impressionnée ?
Il en faut du courage pour se lever tous les matins à 3h, et passer sa journée les mains dans les entrailles et le sang, sous le soleil aussi bien que sous la pluie. Et ces jeunes sont confrontés à des patrons très exigeants qui ne conservent que ceux qui tiennent la cadence. Ce n’est donc pas étonnant que ce métier, avec ceux du BTP, détienne le record d’accidents du travail. Aussi, pour tenir le rythme, l’alcool comme les drogues circulent. À 15 ou 16 ans, c’est une tentation d’autant qu’ils se retrouvent avec un salaire, certes assez bas, mais qui leur semble énorme pour leur âge. Je n’ai filmé que des bateaux « secs », sur lesquels les patrons n’acceptent ni boisson ni stupéfiants : si tu amènes de l’alcool à bord, tu es viré.
- Dans la série, Tom, un apprenti, dit qu’il y a « un gros fossé entre nous, les jeunes qui vont faire la pêche et les gens de la ville ». Vous avez ressenti ce décalage entre la vie sur l’eau et celle sur terre ?
C’est drôle, car mon fils s’appelle aussi Tom et je me suis rapidement sentie proche du Tom du documentaire. Or, il y a effectivement un décalage énorme : les jeunes des Sables-d’Olonne n’ont pas les mêmes incertitudes que mon fils. Tous les jours, ils vont à la pêche par passion, par vocation. Ils se posent moins de questions que les « jeunes de la ville » parce qu’ils n’ont pas eu de choix. Pour beaucoup, un parcours scolaire chaotique les a conduits à une déscolarisation dès le collège. Certains sont soutien financier de leur famille, d’autres subissent des pressions énormes. Ce sont des ados forcés à grandir rapidement, comme des hommes.
- Tout au long des épisodes, vous filmez le lien fort qui se tisse entre les jeunes et leurs encadrants, professeurs comme patrons.
C’est un lien qui m’a beaucoup touché, notamment la scène où Mathis pleure face à la caméra. Pendant le tournage, j’ai compris petit à petit que son patron l’avait vraiment pris sous son aile. Mathis me racontait qu'il lui avait « appris la vie », la manière de raisonner, de s’informer et de réfléchir. Il est devenu une nouvelle figure paternelle. Le choix du patron demeure primordial, car ils vont passer des jours et des nuits entières avec lui. C’est lui qui fait le plus avancer les jeunes ou, le contraire, en les dégoûtant à vie de la profession.
- Comment avez-vous tissé un tel lien de confiance avec les jeunes, qu’ils en viennent à oublier les caméras et à se confier ?
Ça n’a pas été facile ! (Rires) Je pense que les adolescents sont la population la plus difficile à filmer, car ils ont très conscience de leur image : ils sont nés avec. En amont du tournage, j’ai pris le temps de discuter avec les familles et les patrons. Surtout, je ne voulais pas leur mentir. Je leur ai dit très clairement que c’était « un projet énorme, très long et pas toujours agréable ». Je ne voulais pas les tromper. Ce qui m’importait, c’est qu’ils soient fiers du résultat. Si un jour, pendant un tournage, un protagoniste m’avait dit qu’il se sentait trahi par le résultat, j’aurais arrêté ce métier. Mais j’ai eu la chance d’être soutenue par les familles et l’école, très engagées dans ce projet comme Franck le professeur de l'école, ou Alain le patron d'Antonn. En revanche, avec les jeunes, ça n’a pas toujours été évident : certains jours, ils ne voulaient pas être filmés. Aussi, avant de terminer le montage, j’ai fait ce que je ne fais jamais : j'ai évoqué avec eux ce que j'avais filmé et que je jugeais très intime ou stigmatisant. Mathis m’a dit qu’il n’avait « rien à cacher », qu’il me faisait « confiance ». Il s'agissait de ne pas me censurer et de ne pas édulcorer la réalité, mais avant tout de ne pas les figer dans une situation ou une identité en construction. Ils n’ont que 16 ans, ce sont des gamins en devenir et je ne veux pas que cette série les fige dans la pierre.
- À l’écran, on voit des figures de pères, de professeurs, de patrons… Il est question de « devenir un homme, un vrai ». Où sont les filles et les femmes ?
Ah ! Ça a été mon grand désespoir. Il n’y en avait pas dans l’école, et très peu sur le port de pêche. J’ai donc essayé de faire exister les femmes autrement au travers des mères et des copines. Mais elles étaient souvent très discrètes ou ne voulaient pas apparaître à l’image. C’est aussi ce que montre la série : ces jeunes se construisent dans leur masculinité, dans un monde de « bonshommes ».
- Dans vos films, vous cherchez l’intime. Dans cette série, vous avez voulu filmer le parcours de vie de ces jeunes en vous immisçant dans leur quotidien. Comment ce tournage a-t-il aussi bouleversé votre propre vie ?
En vérité, à la fin du tournage, j’ai eu un petit baby-blues. J’ai réalisé que c’était la première fois que je passais autant de temps sur un même projet. Un an, c’est long. Aussi, quand cela s’arrête, ce n’est pas évident. Même si ce fut un tournage dur à tous points de vues. Pendant la pêche à la coquille Saint-Jacques, je n’ai pas arrêté de vomir ! Mais j’ai été triste d’arrêter, car je me suis attachée à eux. Ils sont confrontés à tellement de choses difficiles dans leurs vies. Bien sûr, ils ont des coups de mou et ils font des conneries, mais comme le dit Tom, il faut mieux en faire à 16 ans qu’à 40…
Perrine Basset © CIDJ
Article mis à jour le 24-02-2023
/ créé le 24-02-2023
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