• Interview

« Le crush, c’est la nouvelle romance des ados »

  • Psycho / Santé
Christine Détrez, sociologue : « Le crush, c’est la nouvelle romance des ados »

Lorsqu’elle découvre l’existence du mot crush, la sociologue et enseignante à l’École normale supérieure de Lyon Christine Détrez pressent qu’il recouvre une réalité plus complexe que son apparente légèreté ne laisserait penser. Après trois années de recherche, elle conclut dans son ouvrage Crush (éditions Flammarion), qu’il désigne autant un sentiment inédit que des pratiques propres à la jeunesse connectée d’aujourd’hui. Pour le CIDJ, elle en décrypte les rouages non dénués de stéréotypes genrés.

Pourquoi avoir décidé de travailler sur le crush ?

Dans mon champ de recherche, je m’intéresse notamment à la sociologie des émotions et à la façon dont nous sommes socialisés à considérer l'amour et l'amitié. C’est ainsi que j’entendis pour la première fois le mot crush lors d’un cours avec mes étudiants, éveillant alors ma curiosité de chercheuse. Je ne connaissais pas ce terme. Représentait-il quelque chose qui existait déjà dans les générations précédentes, ou bien désignait-il un sentiment nouveau recouvrant des pratiques culturelles inédites ? Voilà le point de départ de cette enquête sociologique, laquelle s’appuie entre autres sur des entretiens réalisés avec des jeunes entre 13 et 25 ans : quelques collégiens, une majorité de lycéens et une poignée de jeunes adultes.

Qu’est-ce que les jeunes désignent par le mot crush ?

Ce terme reste complexe à définir, y compris par les principaux intéressés ! Pour schématiser, le crush serait une attirance pour quelqu’un qui a vocation à rester secrète. Ce caractère unilatéral le distingue du béguin ou du coup de cœur, qui, d’après moi, n’exigent pas de demeurer cachés aux yeux de l’élu(e). De plus, dans ma génération, le mot béguin ne ponctuait pas chaque phrase ou ne se trouvait pas mentionné dans des chansons, des films ou des séries… Une recension des titres d’une célèbre plateforme montre l’arrivée du mot crush dans les paroles françaises depuis une petite dizaine d’années, avec un pic très récent. Sur 113 chansons, 51 sont sorties en 2021. Il n’existait pas une culture du béguin à l’image de la culture du crush qui se développe en France. Ainsi le crush ne se résume pas qu’à un sentiment, il est aussi une pratique culturelle qui signale l’appartenance à l’adolescence, comme le flirt au XXe siècle. Actuellement, pour « être dans le coup », un jeune ou une jeune doit avoir un crush.

À la différence du crush, le flirt impliquait de mettre l’autre au courant de cette attirance ?

L’historienne Fabienne Casta-Rosaz a montré comment le flirt évolue depuis son importation en France à la fin du XIXe siècle, à mesure que les films hollywoodiens diffusent la figure du baiser comme perspective cruciale dans la vie amoureuse puis avec les yéyés dans les années 60 qui vantent le flirt comme normalité au sein de la jeunesse. Françoise Hardy chantait « Tous les garçons et les filles de mon âge se promènent dans la rue deux par deux […] et les yeux dans les yeux, et la main dans la main, ils s’en vont amoureux… » quand l’autrice Annie Ernaux se souvient des « surpats » (surprise party) où les jeunes expérimentaient le flirt, cet apprentissage des gestes, ce rapprochement des corps. Sans toutefois aller jusqu’à l’acte sexuel en raison de la moralité ambiante et de l’absence de contraception. Le crush, en revanche, pour la plupart des collégiens et lycéens, n’a pas vocation à se concrétiser puisqu’il reste secret. Mais tout comme le flirt, le crush s’inscrit dans le groupe, si bien qu’il rythme les conversations entre amis. Les ados disent par exemple « j’ai croisé mon crush à tel endroit », car le terme désigne aussi bien l’objet du crush que l’attirance pour l’autre.

C’est même le groupe qui fait exister le crush, une lycéenne le compare d’ailleurs à un potin ?

Sur le modèle du potin, le crush se partage avec ses amis. Dès lors, les uns et les autres donnent leur avis sur le nouveau crush de leur camarade. Et l’invalident parfois d’un « Lui ? Il n’est pas très beau ! ». Dans ce cas, on ne s’en parle plus et on passe au suivant. Il faut dire que le crush, qui résulte généralement d’une attirance physique pour un garçon ou une fille, dure en moyenne de quelques semaines à un ou deux mois, tout au plus. Il se porte tantôt sur une personne que l’on ne connaît pas, croisée dans un couloir du lycée (hallway crush), tantôt sur une personnalité en vue, c’est le celebrity crush. Mais parfois aussi sur quelqu’un de la bande… Ce qui peut générer une situation conflictuelle aux antipodes de la fonction attribuée au crush. Pour les ados, celui-ci doit rester léger, un sujet de rigolade. D’ailleurs, beaucoup de jeunes filles affublent leur crush de surnoms un peu étranges, afin de l’évoquer sans trahir le secret aux yeux de l’élu, mais aussi de ceux qu’on ne met pas dans la confidence. Et cette connivence fonde des amitiés fortes. En témoignent les multiples stratagèmes que les adolescentes imaginent avec leurs amies pour attirer l’attention de leur crush. Aussi, elles se mettent « en mode enquête » pour le stalker (espionner), surtout sur les réseaux sociaux. Objectif ? Connaître ses goûts, ses activités ou son emploi du temps… Pour tomber sur lui « par hasard » au gré d’un couloir ou d’un bus.

Comment expliquer le désir de se faire remarquer quand le crush est censé rester secret ?

Je pense qu’il y a un côté très amusant pour elles d’échafauder des plans pendant des heures. Le reste est secondaire. L’une me racontait comment avec ses amies elles ont permis un déjeuner entre leur copine et son crush. Avec un résultat très peu probant : un furtif « bonjour » échangé et puis plus rien. Dans un nouvel entretien qui ne figure pas dans le livre, une autre jeune fille décrit la manière dont son groupe parvient à photographier le crush en prétextant une photo de leur copine qui se trouve dans le même champ ! En réalité, ces « succès » importent peu au regard du moment vécu ensemble. Encore mieux, au-delà de renforcer l’amitié, les procédés du crush contribuent à l’apprentissage émotionnel des ados : comment attirer l'attention de quelqu'un, comment savoir s’il est intéressé ou pas ?

Le crush favoriserait l’éducation sentimentale des ados ?

Le crush, c’est vraiment la nouvelle romance des ados contemporains. Car, sous une apparente frivolité, il favorise l’éducation aux émotions. Et contrairement au flirt dont les gestes et les comportements sont énoncés à travers les films ou les magazines pour ados réalisés par des adultes, la culture du crush émane de la jeunesse. Les adultes n’en connaissent d’ailleurs pas la signification ! Et c’est très lié au numérique où les ados produisent leurs propres produits culturels sur leurs réseaux sociaux en parallèle de l’industrie culturelle qui s’empare du phénomène et le relaie. Il me semble que le crush apprend aux ados à décoder collectivement les émotions, à décrypter les signes. Des émotions qui s’acquièrent telle une langue. Si bien que la sociologue américaine Arlie Hochschild parle de « grammaire émotionnelle » : on fait des fautes, on se reprend au gré des approbations ou des réfutations du groupe. Parce qu’il y a aussi des règles incontournables : on ne convoite pas le crush d’une amie ni son ex.

Les garçons semblent moins enclins à parler de crush. Cette nouvelle romance perpétue-t-elle les stéréotypes de genre ?

Les ados ne vivent pas isolés du reste de la société ! Si le crush se veut plus ouvert – une fille crushe sur une fille – la logique de socialisation genrée perdure. Aborder ses émotions reste assigné aux femmes. Dès le collège, les filles apprennent à aimer la romance, à estimer normal de s’intéresser à un garçon, à parler d’amour entre copines… Là où il demeure très compliqué pour les garçons interrogés de parler de crush, si ce n'est à leur meilleur copain ou meilleure copine. Par contre, au sein d’un groupe de garçons, l’embarras l’emporte. Une posture qui tranche avec les confessions d’une collégienne, qui en l’absence de crush, se sentait exclue. Elle se languissait d’avoir son premier, un peu comme un vêtement à la mode. Alors, elle pourrait l’annoncer avec fierté à son groupe de copines. S’ensuivraient les discussions et les intrigues d’usage.

Le crush peut alors perdre son caractère léger et tourner à l’obsession ?

La plupart du temps les adolescentes décrushent très facilement : une voix ou une attitude qui leur déplaît, un désintérêt manifeste de leur « cible »… Elles ont le seum, mais savent qu’un autre crush va suivre, c’est le jeu. Les années passant, certaines réalisent la charge mentale causée par la culture du crush, en raison du temps passé à y penser et à scruter les réseaux sociaux. L’une de ces jeunes femmes, âgée de 21 ans aujourd’hui, analyse rétrospectivement son expérience au lycée : son crush devenait l’unique raison de se lever le matin et sa journée scandée par des préoccupations telles que : « à quelle heure vais-je le voir, va-t-il prendre le même bus ? ». Certaines affirment même être happées par les algorithmes. Et, à vrai dire, sans porter de jugement moral, on a tous vécu cette situation où l’on réalise soudain : « ça fait déjà une heure que je suis sur les réseaux sociaux ».

Les jeunes adultes finissent-ils par se détacher du crush ?

Si elles profitent du recul dont la plupart des ados manquent, les jeunes femmes sorties du secondaire disposent d’une conscientisation féministe davantage marquée que leurs benjamines. Elles cherchent à se détacher de la socialisation genrée, non sans difficultés. La sociologue espagnole Coralie Herrera Gomez le résume par cette phrase forte : « J'ai la tête féministe, mais j'ai le cœur romantique ». De ce fait, l’obsession du crush persiste chez l’une des jeunes femmes interrogées qui s’en sert pour nourrir sa créativité artistique aux Beaux-Arts. Mais réalisant que ses crush se portent exclusivement sur des personnes qu’elle admire et dont elle recherche la validation, elle a décidé d’entamer une thérapie. Pour certains jeunes hommes, le crush semble une réponse aux applis de rencontre qui poussent au consumérisme des corps : il permet de revenir à la rêverie, à l'imaginaire, au romantisme… Ce qui ne les empêche pas de concrétiser la relation qu’ils continuent d’appeler crush…

Pour conclure, qu’est-ce qui vous a étonnée dans cette enquête ?

J’ai été surprise de la persistance des stéréotypes genrés qui empêchent les adolescents garçons de parler de leurs émotions de façon anodine et les privent d’acquérir des compétences émotionnelles, imaginaires et narratives facilitées par la culture du crush. Néanmoins, cette enquête a démontré que les jeunes sont en train de réinventer leurs propres codes de l’amour. Et les changements prennent du temps. À titre de comparaison, le flirt de la fin du XIXe siècle consistait seulement à oser regarder un jeune homme puis à oser le regarder dans les yeux… Il s’écoule plusieurs décennies avant de sortir à deux, main dans la main. Je continue donc à travailler sur le crush pour étudier comment cette nouvelle romance des ados évoluera à l’avenir.

Odile Gnanaprégassame © CIDJ
Article mis à jour le 07-05-2024 / créé le 07-05-2024