Entretien Alexandre Hilaire : « Au lycée professionnel, la question de l’orientation subie perdure »
En bref
- Choix pour certains, le lycée pro, contraint pour beaucoup, est vécu comme une exclusion et peut susciter la colère.
- Le réalisateur et scénariste Alexandre Hilaire est retourné dans son établissement pro pour donner la parole aux élèves d’hier et d’aujourd’hui.
- En 30 ans, peu de changements, avec une réduction du temps accordé aux matières générales, de quoi limiter ainsi le champ des possibles des lycéens.
Pourquoi avoir décidé de réaliser un documentaire avec pour sujet votre ancien lycée ?
Je voulais explorer un thème qui me traversait, à savoir la question des classes sociales et du milieu modeste d’où je viens qui reste extrêmement peu représenté, voire invisibilisé. Je pense que l’atelier documentaire que j’ai suivi il y a quelques années à la Femis (école de cinéma française, ndlr) m’a insufflé la confiance nécessaire pour me lancer. Au cours de ma réflexion, une émission radio sur France Culture, intitulée La série documentaire, consacrait un sujet au lycée professionnel, voie que j’ai moi-même fréquentée. Replongeant dans cette époque, je me suis remémoré le sentiment d’exclusion et d’injustice éprouvé alors. Rien de surprenant : cette filière ne correspondait pas à mon choix. Et mes parents n’ayant pas fait d’études, ils n’insistèrent pas pour une admission en lycée général. Voilà le point de départ de mon documentaire. Je voulais évoquer la reproduction sociale et la façon dont on trie les élèves en troisième. En remontant ainsi le temps, j’ai repensé au film amateur que j'avais réalisé à la fin des années 90 avec plusieurs camarades dans mon lycée de Tournon en Ardèche. Je me suis demandé ce qu’ils étaient devenus. Comment eux ont vécu cette période ? Et quelle perception en ont les lycéens d'aujourd'hui ? L’origine et le désir de ce film poursuivaient un but : donner la parole à ceux qu’on n’entend pas.
Leur appréciation rejoint-elle la vôtre ?
Chez certains transparaissait ce sentiment d’injustice sociale d’une orientation subie. Mais le lycée professionnel s’avère très complexe. Il arrive par exemple que des élèves choisissent cette voie, mais n’obtiennent pas le cursus souhaité. Différentes visions du lycée professionnel coexistent, une réalité que j’aspirais à porter dans ce film. D’un côté, Timothée a choisi sa filière, en est fier et ne regrette pas. À l’opposé, Valentin, 15 ans, ne comprend pas la raison de sa présence. Même dichotomie parmi les anciens : certains confient leurs regrets quand d’autres racontent une insertion professionnelle réussie. Le portrait se révèle donc nuancé. En revenant dans mon ancien établissement, l’émotion se mêlait au questionnement : en un peu moins de 30 ans, les choses ont peu changé, voire empiré. Un constat que dresse Malika, mon ancienne professeure de lettres-histoire, encore en exercice, à propos de la durée des filières, réduite à trois ans au lieu de quatre au gré de réformes successives. Cela interroge sur l'avenir proposé à ces élèves. Le lycée professionnel est-il juste un lycée utilitaire où l’on apprend un métier ?
C’est pourquoi votre ancien lycée vous apparait toujours comme un espace interdisant de rêver ?
Le bleu de travail arboré par les élèves et la forme du toit du bâtiment donnent l'impression d'être à l'usine plutôt qu'à l'école. Et l’allègement du programme des matières générales renforce cette sensation. Il me semble que le volume horaire consacré au français et à l’histoire-géo n’excède pas quatre heures par semaine. Sans compter que l’enseignement du français s’éloigne de la littérature et de la culture pour devenir plus fonctionnel afin de préparer au monde du travail. On y apprend notamment le vocabulaire technique, la rédaction de lettres de motivation ou de CV. Or le lycée pro forme aussi des citoyens. Si bien qu’il reste impensable de les laisser sortir sans le bagage de connaissances nécessaires à leur épanouissement. Chez ceux qui ne le choisissent pas, le lycée pro ressemble à une impasse. Valentin, aux aspirations bien éloignées de la filière électronique dans laquelle on l’a propulsé, l’exprime sans ambiguïté. Il interpelle un professeur lors d’une séance dédiée à l’orientation : « J’ai envie de faire STAPS, mais on me dit que je n’ai pas le niveau. Comment le savez-vous ? ». La place accordée aux rêves s’amoindrit. À l’image de cette séquence où la conseillère principale d’éducation rappelle au lycéen qu’il doit choisir un BTS en adéquation avec son bac pro… « Si on sait qu'on va tout mettre en œuvre pour parvenir à notre but, pourquoi on ne nous laisse pas faire ? » déplore Valentin.
Vous avez aussi vécu une orientation non choisie vers le lycée professionnel. Comment gériez-vous cette situation ?
Je visais une seconde générale option cinéma, mais on m’a signifié que mon niveau ne le permettait pas. On m’a présenté le lycée pro comme une opportunité pour poursuivre en première d’adaptation après mon BEP, passer mon bac technologique puis intégrer un BTS audiovisuel. Ce qui s’avère en réalité ardu. En témoignent d’anciens camarades me racontant leurs difficultés insurmontables en BTS. Lors de mon entrée en première d’adaptation le décalage s’est révélé trop important à rattraper. En lycée pro, profs et élèves évoluent dans une proximité pédagogique que je n’ai pas retrouvée. De plus, les matières techniques et scientifiques ne me captivaient pas. Je leurs préférais le français et la philosophie. J’ai finalement quitté cette classe au bout de trois mois. J’aurais préféré essayer la seconde générale pour poursuivre mon objectif : le cinéma. Je m’y intéressais depuis la 4e où j’ai découvert le montage grâce au matériel de la section Segpa de mon collège. J’ai commencé par monter des films de voyages scolaires. Par la suite, j’ai voulu filmer et raconter des histoires. Au lycée, je me gavais de films pour m’évader, mais aussi comprendre et analyser leur fabrication. Je bricolais des petits films amateurs jusqu’à la fin des années 90, notamment Meurtre noir, réalisé entre midi et deux. L’histoire ? Une professeure tue ses élèves qui n’obtiennent pas de bonnes notes. Sans doute le reflet de ma colère face à une orientation niant mes ambitions. Pour autant, ma passion pour le cinéma s’est installée de manière ludique jusqu’à en devenir mon métier.
Que s’est-il passé entre le lycée et le moment où vous intégrez un atelier à la Fémis ?
J'ai réalisé un film amateur dans le cadre d’un défi jeunes, et j'ai envoyé cette cassette au réalisateur Cédric Kahn qui l’a montrée à un producteur. À partir de là, j'ai fait un premier court métrage professionnel, en 2004. Ensuite, j'ai enchaîné avec des documentaires, dont des portraits de cinéastes ou de scénaristes, notamment pour une chaîne de cinéma. Puis, en 2015, j'ai proposé un projet à la Fémis qui m’a sélectionné pour son atelier de documentaire. Et actuellement, je sors de l'atelier scénario d’un an et demi dans la même école. J’y ai travaillé sur mon prochain long métrage qui se déroule dans un lycée pro. Ces ateliers sont sélectifs, donc j’étais content que ma candidature retienne l’attention. La Fémis est une école du regard, où l’on apprend à trouver sa propre méthode et donc à tendre vers des films plus personnels. Lorsque j’ai débuté dans ce métier, j’étais un autodidacte qui a dû ravaler certaines humiliations. Maintenant, avec plus de dix films à mon actif, je ressens moins cette question de légitimité.
150 élèves ont assisté à une projection scolaire à Tournon. Comment ont-ils accueilli le film ?
C’était assez émouvant la manière dont ils se sont reconnus dans le film. Le documentaire les a aidés à mettre des mots sur un tabou, celui de la honte d’étudier en lycée pro, dans une section non choisie, dans un endroit qui exclut. Et sur leur colère aussi, car ils ne se sentent ni écoutés ni valorisés. Et la ruralité rajoute aussi au sentiment d’exclusion. Bien souvent les lycées pro se concentrent en périphérie des villes, dans des zones industrielles. Il faut bien comprendre que les longs trajets pour se rendre dans l’établissement isolent davantage. On se lève tôt pour prendre le bus qui n’effectue bien souvent que deux navettes, le matin et le soir. De fait les lycéens pro côtoient moins les espaces conviviaux au cœur de la ville. Les lycées pro sont assez peu mixte et à ces âges-là, ça peut peser. Aussi, certains jeunes rencontrés pour le documentaire me confiaient que pour rencontrer des filles, ils devaient se rendre vers le lycée général, en centre-ville, là où on ne les considère pas. Les codes du lycée pro reproduisent aussi certains stéréotypes dont l’image un peu clichée de l’homme fort et viril, encore aujourd’hui. Ce qui rajoute de l’exclusion à l’exclusion quand on ne rentre pas dans ce moule.
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