- Enquête
Agriculture urbaine : sous le béton, un secteur qui bourgeonne
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En matière de qualité de l’air, la France dépasse toujours les seuils réglementaires pour les particules fines selon le rapport du Commissariat général au développement durable publié fin octobre. En quête de nature, certains jeunes citadins préfèrent s’éloigner des pots d’échappement et quitter la ville pour se mettre au vert. D’autres ont pris le parti d’y rester afin de réinventer une ville plus verte et respirable. Agriculteur urbain, paysagiste de murs végétalisés, spécialiste de l’éco-pâturage…ces vocations, encore en marge, tendent pourtant à se développer. Enquête.
La période de la tonte des moutons touche à sa fin, une période particulièrement chargée pour Paul Letheux, chef d’entreprise de 24 ans. Et pour cause, le jeune entrepreneur compte un cheptel de 1 500 moutons qu’il installe sur le terrain d'entreprises ou de collectivité pour entretenir leurs espaces verts. Parmi ses clients la start-up compte de grands groupes comme la SNCF, la poste mais aussi le ministère de la justice, la mairie de Paris ou la ville de Reims.
Agriculture et élevage urbains gagnent du terrain
"Au départ quand j’ai commencé, les gens trouvaient ça drôle mais ne nous prenaient pas trop au sérieux" se souvient Paul Letheux, à la tête de GreenSheep. Installer des moutons sur les talus du périphérique ou au pied des immeubles pour tondre la pelouse, forcément, ça surprend. Le recours à une méthode alternative à l'entretien des espaces verts présente pourtant des intérêts multiples : "l’éco-pâturage permet aux clients de faire 25% d’économie explique Paul Letheux, convaincu. En terme d’image, c’est aussi positif pour eux" souligne-t-il.
Pour les communes, utiliser des moyens plus respectueux de l’environnement pour entretenir les espaces est même devenu une obligation depuis janvier 2017, date où la loi interdisant l’utilisation des pesticides pour l’entretien des espaces publics est entrée en application.
De son côté Théo Champagnat, co-fondateur de la start-up cycloponics, cultive endives, champignons et jeunes pousses dans un parking d'une barre d'immeuble du 18ème arrondissement de Paris, et ça marche : "Dans les bonnes semaines on sort une tonne d’endives et une demie-tonne de champignons" comptabilise-t-il.
La pratique n'est pourtant pas nouvelle. "L'agriculture urbaine existait déjà dans les premières villes de Mésopotamie, explique Antoine Lagneau, chargé de mission agriculture urbaine à l'agence régionale de biodiversité d'Ile-de-France (ARB-îdF), Mais avec l'arrivée du train il n'était plus nécessaire de produire localement et les zones de maraîchage ont disparu des villes pour finalement réapparaître au début des années 70 à New-York et au milieu des années 90 en Europe".
Photo ©Cycloponics. A la Caverne, la ferme souterraine co-fondée par Théo Champagnat, jeunes pousses, endives et champignons sont cultivés au niveau -2 d'un immeuble
Agriculture urbaine : peut-on en vivre?
"Aujourd’hui en Ile-de-France, environ 1 000 hectares sont consacrés à l'agriculture urbaine comptabilise Antoine Lagneau. Environ 50 à 60% des projets sont des jardins partagés associatifs mais le secteur se professionnalise".
A Paris par exemple, le grand appel à projets, baptisé Pariculteurs, ouvert aux jardiniers, paysagistes, agriculteurs, entrepreneurs et qui a pour but de développer l’agriculture urbaine dans la capitale en est déjà à sa deuxième édition. C'est d'ailleurs par ce biais que Théo Champagnat et son associé, lauréats en 2016, se sont vu confier un site inoccupé pour développer un projet de ferme urbaine en sous-sol.
Antoine Lagneau qui travaille pour l'agence régionale de la biodiversité et enseigne en parallèle à l’IUT de Bobigny et à l’institut catholique de Paris, remarque un engouement chez la jeune génération : "De plus en plus d’étudiants viennent me voir et me font part de leur volonté de se lancer dans ce domaine" remarque-t-il. Des envies probablement motivées par l’envie de reprendre contact avec la nature sans quitter la ville, d'exercer un métier qui a du sens, reprendre le contrôle sur leur alimentation ou de revenir à des "notions plus terre à terre", selon lui.
Par ailleurs, les grandes villes ont bien compris l'intérêt écologique, économique et social de l'agriculture en ville.
En conséquence, de nouvelles formations spécifiques apparaissent. L’école du Breuil à Paris a créé depuis mars 2017, une formation de spécialisation en agriculture urbaine. Une vingtaine d’inscrits suivent cette formation de 9 mois, dont 22 semaines de stage. " On forme des agriculteurs urbains capables de monter un projet économiquement viable et pérenne" explique Vincent Mauroux, directeur de la formation pour adultes. "A part le bac, on n'exige pas de prérequis. Les premiers agriculteurs urbains n’étaient pas forcément issus du milieu agricole et on a gardé cet esprit-là".
L'objectif d'une telle formation est de former des professionnels opérationnels pouvant vivre de la production qui résulte de leur exploitation. Toutefois en début de carrière les salaires ne sont pas mirobolants, et tournent généralement autour du SMIC, soit 1 498 euros bruts mensuels.
Agriculteur urbain, un métier différent de celui d'agriculteur ?
"Le métier d'agriculture urbain n'est pas reconnu comme tel, pourtant les réalités du métier sont bien spécifiques remarque Vincent Mauroux de l'école du Breuil. L'agriculteur urbain doit s'adapter aux contraintes de la ville mais c'est ce qui fait aussi son potentiel".
Permaculture, aquaponie (symbiose entre poissons et végétaux), aéroponie (culture hors-sol sur un tissu), agriculture high-tech indoor avec éclairage LED... "Aujourd'hui l'agriculture urbaine regroupe une multitude de pratiques différentes" souligne Vincent Mauroux. Toutefois un point commun les réunit : la volonté de produire, de façon responsable, une alimentation de qualité, proche des consommateurs. "L'agriculture urbaine abandonne les méthodes utilisées pendant 150 ans par l'agriculture afin de ne pas reproduire les mêmes erreurs, comme l'appauvrissement des sols" explique-t-il. "Il y a une vraie attention environnementale et les déchets de la ville deviennent des ressources" poursuit-il. La start-up La boite à champignons, par exemple, cultive des champignons sur du marc de café collecté auprès des entreprises.
A l'école du Breuil, les étudiants qui valident leur formation obtiennent une Attestation de Spécialisation d’Initiative Locale (SIL) option agriculture urbaine et périurbaine émise par la direction régionale interdépartementale de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt d'Île-de-France. "En plus d'une formation agricole, on intègre une dimension sociale" souligne le directeur de formation pour adultes.
Antoine Lagneau va plus loin : "La vocation sociale fait partie de la nature première de l’agriculture urbaine". C'est pourquoi les agriculteurs urbains proposent très souvent des actions pédagogiques ou d’insertion à visée sociale. Du côté, de la caverne, la ferme imaginée par Cycloponics la start-up de Théo Champagnat, même discours. "On essaie d’inclure les résidents au maximum, de recruter des salariés localement et de proposer des tarifs réduits aux habitants de la résidence" explique celui qui a installé sa ferme dans le parking d'une résidence de 300 logements sociaux.
Photo ©Cycloponics. Les jeunes pousses sont éclairées par des lampes LED, peu consommatrices en énergie
La nature en ville : un enjeu pour demain
A Paris, la ville s’est donné pour objectif de végétaliser 100 hectares de bâti, d'ici 2020. Une stratégie qui peut être gagnante. "Planter un arbre ça ne coûte pas si cher et pourtant ça apporte beaucoup" résume Jordy Stefan, docteur en psychologie qui a consacré une thèse à l'influence de la nature sur les comportements sociaux.
En plus de créer de l'emploi et d'avoir un rôle positif sur l'environnement tant en terme de gestion des eaux de pluie, préservation de la biodiversité ou baisse des températures en apportant de la fraîcheur, la nature en ville aurait aussi un impact sur le bien-être des habitants. "La vue de la nature a un effet sur la baisse de l’anxiété et du stress ainsi que sur la hausse de la concentration" constate Jordy Stefan.
"En présence de nature les gens ont tendance à être plus tournés vers les autres, il y a moins de tensions, explique-t-il. Une étude montre, par exemple, qu’il y a moins d’actes de vandalisme dans un square arboré que dans un square bétonné". Pour le moment un seul groupe de recherche français travaille sur le sujet, la plupart des études sont publiées en anglais, toutefois une prise de conscience s’opère : "On est sollicité pour des conférences partout en France, on y voit des architectes et des urbanistes y assister".
Prise de conscience des bienfaits de la nature en ville ou effet de mode, on remarque néanmoins que les façades végétalisées se multiplient aux quatre coins de la France, que ce soit au square Vinet à Bordeaux, dans l'enceinte du CHU de Rennes, sur la façade des Halles à Avignon ou sur celle du musée du Quai Branly à Paris.
Photo ©Cycloponics. Culture de champignons à la Caverne, une micro-ferme bio souterraine
Le péri-urbain, nouvel eldorado ?
Pourtant, même entouré de verdure et végétaux, difficile d'oublier que l'on est en ville : "On n’a pas le calme de la campagne, concède Théo Champagnat. Toutefois on a l’avantage de produire au plus près des consommateurs" nuance-t-il. Produire sur place a non seulement l'avantage de proposer des produits frais aux consommateurs, mais aussi de faire des économies en supprimant les intermédiaires et en réduisant les coûts liés au transport.
En revanche les coûts d’investissements de départ peuvent vite grimper. Avant de faire pousser courgettes, fraises ou salades en plein centre-ville encore faut-il prévoir quelques aménagements techniques. Cultiver sur un toit demande une grande quantité de terre et nécessite de s’assurer de la résistance de la toiture. Dans un endroit désaffecté, le site doit être nettoyé au préalable, l'air doit être testé et les productions analysées avant d'être vendues. Idem pour l'éco-pâturage : "il nous est déjà arrivé de ne pas mettre nos moutons chez un client installé sur une ancienne métallerie car les analyses révélaient la présence de métaux lourds présentant un danger pour nos moutons" explique Paul Letheux, fondateur de GreenSheep.
"Pour installer un mouton il faut au moins 1 000 m2 de terrain, prévient le jeune entrepreneur. Comptez le double pour en avoir deux car un mouton seul peut s'ennuyer". Le manque de place est en effet l'une des limites de l'agriculture urbaine. "L’agriculture urbaine ne suffira jamais pour nourrir des grosses métropoles comme Lyon ou Paris, la densité y est trop importante et il n’y a pas assez d’espaces reconnait Antoine Lagneau de l'agence régionale de biodiversité d'Ile-de-France. En plein centre-ville, on ne peut pas cultiver des céréales or c’est une denrée de base de notre alimentation, concède-t-il. Il faut plutôt voir l'agriculture urbaine comme un complément", selon lui.
"L’agriculture urbaine et notamment high tech, attire beaucoup les jeunes, mais celle-ci n’offrira pas de débouchés pour tout le monde, prévient le spécialiste. En revanche le péri-urbain, les terrains autour des villes, présage de belles opportunités. Il permet de rester dans des tissus urbains denses tout en offrant plus d’espaces" conclut Antoine Lagneau.
Laura El Feky © CIDJ
Article mis à jour le 31-10-2018
/ créé le 30-10-2018
Crédit photo : Chuttersnap/ Unsplash