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Télétravailler, ça s’apprend !

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Télétravailler, ça s’apprend !

Le télétravail est amené à se développer et modifie en profondeur nos organisations. Sophie Millot, psychologue spécialiste du monde du travail, estime que télétravailler s'apprend et nécessite de trouver de nouveaux repères. Elle répond à nos questions.


Une enquête menée peu avant le confinement pour le site Glassdor* révèle que 62 % des employés de bureau interrogés considèrent que le principal avantage du travail à domicile est de pouvoir travailler à son propre rythme et de mieux gérer son temps.

En France, cette manière de travailler ne se démocratise que depuis quelques années et les salariés doivent apprendre à télétravailler. C’est ce que nous explique Sophie Millot, psychologue spécialiste du travail.

Tout le monde est-il fait pour télétravailler ?

Changer de manière de travailler demande de l’adaptation et cette adaptation va demander plus ou moins d’efforts selon les personnes. Télétravailler, ça s’apprend ! Pour ceux qui ont besoin de cadre, c’est plus compliqué de se mobiliser. Ils doivent développer des astuces pour pouvoir se mettre au travail et s’organiser.
Travailler à la maison, c’est très confortable mais ça renvoie aussi chacun à l’efficacité individuelle. Ça peut être très violent. C’est pour cela qu’il est nécessaire de conserver des  périodes au bureau. L’absence du collectif peut être difficile à gérer, même si des outils de visioconférence sont là pour aider à garder le lien. Toute l’intelligence qui est mobilisée par la rencontre, par les discussions informelles autour de la machine à café, par exemple, disparaît. Il est certain que le télétravail comme seule et unique façon de travailler n’est pas vivable.

Apprendre à télétravailler implique donc de trouver d’autres repères ?

La principale difficulté qui peut survenir en télétravail, c’est le défaut d’organisation. On commence quelque chose, puis on va prendre un café, on pensait pouvoir faire plein de choses et on se rend compte que non… Télétravailler implique une phase d’adaptation, comme dans tout apprentissage. Se dire « je ne vais pas y arriver » fait partie du processus. Puis on essaie et on fait l’expérience de l’échec. Soit on en reste là, soit, et c’est ce que la plupart des personnes font, on s’y remet, on recommence et on finit par y arriver. On peut aussi en parler à ses collègues pour obtenir un soutien ou de l'aide. Il se peut qu’ils rencontrent les mêmes difficultés ou qu'ils partagent leurs astuces pour y arriver. Il ne faut pas rester seul face à ses difficultés, il faut les exprimer, quand on dit les choses, elles perdent de leur intensité. On peut aussi en parler à des amis si on préfère. Tâtonner, en testant des méthodes ou des organisations différentes est normal mais cela peut aussi être source d’insécurité et de mal-être.

Qu’est-ce qui peut aider à s’adapter au télétravail ?

Le télétravail ne doit pas être une décision unilatérale et ne doit pas être vécu comme une punition. On doit discuter de ses modalités avec son employeur. Il faut d’abord penser au côté pratique. Dispose-t-on du matériel nécessaire ? Ne pas hésiter à solliciter son employeur pour certains équipements comme l’ordinateur, la ligne téléphonique etc. Chez soi, il faut s’installer correctement pour travailler. Pour prévenir les risques musculo-squelettiques, il est déconseillé de s’asseoir sur son canapé ou sur son lit avec l’ordinateur sur les genoux, par exemple. On crée un espace de travail ergonomique et dédié, ce même si on vit dans un studio. On organise son espace de sorte à ne pas avoir les distractions comme la télé sous les yeux. Il faut garder un maximum de cadre car, en télétravail, on risque rapidement de perdre le rythme. Or les temporalités structurent l’humain. Il n’y a qu’à voir les répercussions du changement d’heure l’été ou l’hiver.

Vous voulez dire qu’il faut conserver ses habitudes ?

Bien que télétravailler permette une certaine souplesse, il est nécessaire de conserver un rythme habituel comme si on allait au bureau. Le temps de transport étant supprimé, cela ne veut pas dire qu’il faut se réveiller à la dernière minute. Au contraire, il faut profiter de ce temps pour faire du sport ou autre chose qu’on n’aurait pas le temps de faire habituellement. C’est important d’être rigoureux pour ne pas s’éparpiller, sans pour autant tomber dans l’excès en ce qui concerne la gestion des horaires. Il n'est pas interdit de s'octroyer une pause de deux heures pour aller nager, quitte à terminer sa journée un peu plus tard. Mais cela ne doit pas devenir la norme. Il n’est pas interdit non plus de lancer une machine à laver dans la journée. Idéalement, il ne faudrait pas. Pourquoi ? Parce que si vous pouvez démarrer une machine, vous pouvez aussi passer l’aspirateur tout en répondant au téléphone etc. Résultat, vos journées sont denses. Votre travail devient presque encombrant par rapport à tout ce que vous devez faire à côté. Quand vous êtes au bureau, vous n’êtes pas parasité par la vaisselle qui s’empile.

Le risque est donc de perdre en productivité ?

C’est plutôt une problématique de santé au travail que je veux soulever. On a tendance à remplir notre emploi du temps de manière prodigieuse et ça peut se révéler très pratique. Pour un temps seulement. Sur le long terme, ce sont typiquement les ingrédients du burn-out qui se profilent : beaucoup de travail, oubli de soi et perte de sens. On le sait, télétravailler peut nous amener à accepter une charge de travail plus importante parce qu’il n’y a pas cette coupure entre vie professionnelle et vie privée. Et le télétravail peut exacerber les rivalités entres collègues. Plus on en fait, plus on nous en demande, plus on s’oublie… et on n’obtient pas forcément la reconnaissance que l’on peut attendre. Cela vide le travail de son sens. Ce genre de situation arrive aussi au bureau bien sûr, mais on y est un peu plus protégé, car cela se passe sous les yeux des autres. Alors qu’en télétravail, on est isolé, tout ce qui se passe dans l’entreprise ne nous parvient pas toujours.

Quelle attitude adopter face à un manager un peu envahissant ?

En France, les managers aiment bien savoir que leurs équipes sont bien en train de travailler de telle heure à telle heure et non pas de faire autre chose. Imaginez lorsque vous n’êtes pas présent. Télétravailler impose de mettre en place des modalités de communication pour maintenir le contact, faciliter les échanges et créer des interactions régulières. En revenant sans cesse vers vous pour vous demander où vous en êtes, ce que vous faîtes, le manager exprime sa propre angoisse. Il n’est peut-être pas serein parce que c’est sa responsabilité qui est engagée si le travail ne se fait pas. Idéalement, il faudrait trouver la bonne manière de lui dire que ses appels ou mails incessants vous perturbent. Ce n’est pas toujours évident. Il faut essayer de le rassurer et fixer avec lui un cadre afin de travailler sereinement. Et lorsqu’on débute sa journée de travail, on le dit : on se met en contact avec son manager, ses collègues, « bonjour, je viens de démarrer ». Et on fait la même chose lorsqu’on termine sa journée.

Télétravailler implique de modifier notre manière de communiquer ?

Moins on se voit, plus il faut se parler, car ne pas se voir peut être source de malentendu. Ce qu’on exprime par la communication non verbale en présentiel, il faut le dire avec des mots lorsqu’on est à distance. Même si elle permet de compenser partiellement, la visioconférence ne restitue pas toutes les subtilités qui aident à se faire comprendre sans la parole. D’ailleurs, cet outil ne remplace pas le lieu de travail habituel : il ne s’agit ni d’un lieu d’échange ni d’un lieu de sociabilité.

Il y a une petite astuce pour vous aider à communiquer de manière plus optimale : notez durant la journée, les choses que vous aimeriez aborder, sur lesquelles vous aimeriez revenir à la prochaine interaction. Parce que, souvent, on n'y pense pas sur le moment, mais ça revient nous tracasser par la suite.

Une dernière recommandation pour mieux vivre le télétravail ?

C’est dans le regard de l’autre qu’on se réalise. S’il n’y a plus personne pour nous regarder, on ne fait plus attention, on se laisse aller et cela peut impacter notre moral. Prendre soin de soi est essentiel car la première personne qu’on voit, c’est soi-même. De plus, en visioconférence, il peut être déstabilisant d'être confronté à son image. Alors, ne restez pas en pyjama !  Et faites ce que vous faites habituellement pour vous sentir bien.

*Enquête Censuswide / Glassdoor, portant sur 1 001 employés de bureau français entre le 13 et le 16 mars 2020.

 

Odile Gnanaprégassame © CIDJ
Article mis à jour le 28-04-2020 / créé le 28-04-2020