Entretien Nicolas Becker : l’homme qui fait parler le silence

Caroline Féral Palma
Publié le 10-03-2025

En bref

  • Depuis 35 ans, Nicolas Becker façonne le son du cinéma. Ancien bruiteur, il a gravi les échelons pour collaborer avec les plus grands et ajouter des cordes à son arc.
  • Désormais sound designer et compositeur, il travaille avec des musées, des artistes, des chorégraphes et des metteurs en scène de théâtre.
  • Rencontre avec un concepteur de bruits qui pensent, récompensé par un Oscar en 2021 pour Sound of Metal, après avoir œuvré, entre autres, sur Gravity (2013) et La Haine (1995).
Nicolas Becker dans son studio
Nicolas Becker dans son studio Crédit : Caroline Féral Palma - CIDJ

En quoi consiste le métier de bruiteur de cinéma ?

Être bruiteur, c'est un métier de performeur, un peu comme un danseur de claquettes. Sur un tournage, on enregistre les dialogues dans un silence total. On met même des petits tampons sous les chaussures pour amortir au maximum les bruits parasites. On enregistre ensuite tous les bruits corporels : pas, mains sur les tables, objets manipulés... Et ça se passe dans une sorte de salle de cinéma dont on aurait enlevé les sièges. Pendant que l’on regarde l’écran et que l’on reproduit chaque geste des personnages, un microphone capture tous les sons que l’on produit en parfaite synchronisation avec l’image. J’ai fait ça durant 25 ans, sur près de 250 films, en développant des techniques inspirées de la musique. 

Je suis allé voir comment travaillaient les musiciens, dans le rock, le rap, le classique pour intégrer leurs techniques à ma pratique. De quoi attirer l’attention des Anglais, puis des Canadiens et des Américains. Ce qui m’a permis de travailler sur de nombreux films à l’étranger, tout en enregistrant tout ce qui m’entourait (oiseaux, voitures, avions…), de quoi me constituer une gigantesque collection de sons. Et de pouvoir sonoriser à peu près tout. En faisant du montage son, j’ai commencé à collaborer avec des compositeurs et à expérimenter des enregistrements spéciaux. J’ai pris goût à la composition, si bien qu’aujourd’hui, je jongle entre le son et la musique, en fonction des projets. J’aime ce mélange, ça évite la monotonie. Chaque expérience nourrit l’autre : la musique influence mon montage, le bruitage enrichit ma composition. 

J’ai 55 ans et j’ai commencé à travailler en 1990, à 20 ans, sans école, en apprenant sur le tas. À l’époque, tout se faisait sur bandes magnétiques, et mon premier job était de calibrer ces bandes pour garantir une qualité sonore constante. Dans les années 2000, le numérique a bouleversé le métier : on est passé de 4 pistes à plus de 100, offrant une flexibilité inédite au mixage. Après l’analogique et le numérique, on vit une troisième révolution avec l’IA, qui change encore plus la donne. Le numérique était une simple modélisation de l’analogique, mais l’IA permet d’imiter, cocréer et explorer de nouvelles formes sonores. Je ne l’utilise pas pour remplacer les humains, mais pour innover : hybrider des sons, fusionner des voix. 

Ma petite amie de l’époque s’était procuré un bottin des arts et du spectacle avec les contacts des bruiteurs français. J’ai fini par obtenir un rendez-vous avec l’un d’eux qui m’a pris sous son aile pendant un an, avant de me renvoyer : je posais trop de questions. Durant cette année, j’en ai profité pour faire plein de courts-métrages et rencontrer d’autres professionnels pour commencer à travailler. Au début, sur des séries comme Les Feux de l’Amour, des projets pas forcément passionnants, mais qui m’ont permis de me perfectionner. Et puis, après un premier film sans argent, sur lequel je travaillais à l’œil, les projets se sont enchaînés jusqu’à La Haine de Mathieu Kassovitz, et surtout Le Pianiste de Polanski. Ce film a eu un énorme succès et a décroché l’Oscar du meilleur film. Cela m’a ouvert les portes d’un circuit international. Ont suivi des films anglais et canadiens, dont des Harry Poter. Mais c’est après avoir réalisé le bruitage pour Le Pacte des Loups, que j'ai travaillé, pour la première fois, comme « sound supervisor » sur Silent Hill (Canada). J'ai ensuite oeuvré sur Gravity et Arrival pour, petit à petit, faire de plus en plus de montage son, notamment sur Sound of Metal, pour lequel j'ai remporté un Oscar (meilleur son). 

Aujourd’hui, c’est devenu difficile, car le niveau a augmenté et il y a beaucoup plus de candidats. Avec TikTok, tout le monde se sent capable de percer en autodidacte, sans besoin de passer par les études. Or, si quelqu’un veut faire ce métier, je l’encourage vivement à passer par une école, même si c’est difficile, cher et compétitif. En France, je recommande Louis Lumière et la Fémis. En Europe : l’INSAS (Belgique) ; la National Film School (Royaume-Uni) ; l’Académie du Cinéma (République Tchèque) et la Warsaw Film School (Pologne). Et aux États-Unis, sans aucun doute, la New York University.

Et comment ! Si j’ai remporté un Oscar, mon meilleur ami a réalisé le son du dernier Jacques Audiard, Emilia Perez (César du meilleur son et Oscar de la meilleure chanson). Cette année, il y a The Substance, présenté au BAFTA, avec lequel concourt une autre amie, Valérie. Les Français sont vraiment forts. Notre culture naturaliste a toujours été différente de celle des Américains, qui ont poussé la performance à l’extrême : il y a une dizaine d’années, on était saturés par trop d’informations visuelles et sonores. On sortait des films épuisés, presque coupables d’être spectateurs. Ils ont pris conscience que ce n’était pas sain et ont commencé à s’inspirer de la culture sonore européenne, et notamment française. L’art français est en plein essor : avec moins de moyens, on fait de la haute couture. 

C’est marrant de bruiter des monstres. Sur Hellboy 2, c’était comme une performance où, pour entrer dans sa psychologie, je devenais moi-même une sorte de monstre. C’est aussi drôle quand on bruite de l’eau ou quelqu’un qui nage. À la manière des imitateurs de voix, on imite des sons. Pour être bon, il faut vivre l’expérience pour créer des émotions, des sensations, et pousser le public à réfléchir, douter, s’inquiéter… 

Quand on les enregistre, les sons restent gravés dans la mémoire, comme une image prise avec un appareil photo. J’ai vécu des milliers d’expériences sonores, et chaque son évoque une histoire, un souvenir. C'est une manière pour moi de me raconter plein d’histoires. Il y a un son que j’utilise presque toujours : celui d’un tissu glissant sur la moquette. C’est un son discret, quasiment imperceptible, mais qui crée un espace étrange et mystérieux, un peu comme les distorsions visuelles qu’on voit par grande chaleur. Ce n’est pas un son qu’on entend directement, mais il influence subtilement les autres, comme un anti-son. 

Je suis comme un magicien de l'ombre, invisible, mais essentiel, qui apporte du merveilleux sans qu'on sache ce que je fais. C'est poétique, j'aime ça. Je ne me montre presque jamais dans les festivals ou les avant-premières, car, ce qui compte pour moi, c'est le travail et non la communication, même si la transmission demeure primordiale. Aller dans les écoles, partager, c’est essentiel. J’ai eu la chance, à treize ou quatorze ans, quand je jouais une pièce de théâtre, d’être filmé par des élèves de la Fémis. C’est ainsi que j’ai découvert que ces métiers du cinéma existaient vraiment et de me permettre de rêver de faire partie de ce monde. Dans deux semaines, je pars en Inde et en Finlande pour donner des cours et provoquer des rencontres : quelqu'un qui vous dit que c'est possible ou qui vous émerveille peut changer une trajectoire. Bien sûr, la famille compte, mais souvent, c'est un professeur ou une rencontre extérieure qui fait rêver. 

Je lui dirais que c’est un métier magnifique, mais exigeant. Le cinéma ne cesse d’évoluer et de surprendre, c’est infini. Il demande beaucoup de travail, d’autonomie, et une grande curiosité intellectuelle, car il faut se nourrir de tout : littérature, sciences, théâtre... C’est un métier vivant, en perpétuelle régénération. Le cinéma, c’est de l’ordre de l’imprédictible. Il faut savoir gérer l’imprévu, accepter le changement constant. J’ai toujours été un outsider, quelqu’un qui ne suivait pas les règles. Bien que trop expérimental et trop à l’écart, quand je me retrouve à récolter les plus grandes récompenses du cinéma, je me dis que c’est un encouragement adressé à tous ceux qui veulent faire les choses différemment. Une invitation à sortir des sentiers battus, à créer l’inédit plutôt qu’à suivre le moule. Le moule, c'est ce qui a déjà été fait et le plus intéressant, c'est ce qui reste encore à faire. Ce qui m’intéresse, c’est ce que je n’ai pas encore exploré. 

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